samedi 9 mars 2013

« Rire au Moyen Age ».

« Que le rire soit le propre de l’homme est le signe de nos limites de pécheurs. Mais combien d’esprits corrompus comme le tien tireraient de ce livre l’extrême syllogisme selon quoi le rire est le BUT de l’homme ? »  déclare, dans le Nom de la Rose, Jorge, le moine bibliothécaire, à propos de La Comédie d’Aristote. Contrairement à une idée reçue, il serait réducteur d’opposer d’une part romans et épopées qui se seraient adressés à l’aristocratie raffinée et d’autre part fabliaux et contes à rire destinés à amuser la bourgeoisie plus fruste. En fait, ces genres visent un même public et ont les mêmes auteurs. C’est pourquoi, dans les mêmes manuscrits  on trouve juxtaposés (de façon insolite pour nous) des Vies de saints, des contes dévots, des fabliaux ou des lais. Le « Mélange des genres » (E.R. Curtius) est de règle au Moyen Âge. Helgaud de Fleury rapporte de Robert le Pieux qu’il « s’amusa un jour, en riant, à plaisanter sur lui-même ».


Ce mélange du comique et du sérieux peut surprendre aujourd'hui. En présentant la « vision du monde » des mentalités médiévales, A-J. Gourevitch insistait sur la « tendance à l’inversion paradoxale des représentations habituelles » caractéristique du Carnaval. D’où d’apparentes absurdités ou incongruités qui nous amènent aujourd’hui à considérer « comme comiques des scènes qui en leur temps ont engendré un pieux émerveillement » ! Ce risque de contresens avait déjà été souligné par Lucien Fèbvre à propos de l ‘Heptameron de Marguerite de Navarre (XVIe siècle). Selon cet historien, le malentendu « historique et psychologique » tient à une si forte impression de « dépaysement » qu’involontairement bien des péripéties « nous semblent comiques tant elles échappent à nos communes mesures ». C’est pourquoi, Jacques Le Goff s’est demandé s’il y avait alors une « conception unifiée du phénomène du rire » au MA ou si nous n’atteignons qu’une « pluralité de rires aux natures et aux fonctions diverses ». 
Le moine ou l’interdiction du rire?
Dès l’origine, le monachisme oriental de l’Antiquité tardive (Basile, Jean Chrysosotome) insiste sur l’idée que le Christ n’a jamais ri. En Occident, saint Benoît (milieu VIe s)  dénonce le rire à quatre reprises.  Dans le ch. 7 « De l’humilité » : le 10  degré de cette vertu est défini par rapport au rire :
«Le 10ème degré d’humilité est qu’on ne soit pas enclin ni prompt à rire, car il est écrit : Le sot en riant élève la voix». 
En fait, ce qui est condamné c’est le rire excessif même si dans la tradition monastique la distinction de la Bible entre le rire méchant et le rire du juste n’est pas reprise. Mais dans la pratique, les moines n’hésitent pas à plaisanter. Le « démon de midi » (c’est à dire l’ « acédie » ) est fermement dénoncé. Les Joca Monachorum sont des énigmes avec question-réponse ou des devinettes le plus souvent bibliques :
« Qui est mort et qui n’est pas né ? » - Adam
« Qui est né et qui n’est pas mort » -Elie et Enoch
« Qui est né une fois et mort deux fois ? » -Lazare, etc.
Au Moyen Âge central, les ordres mendiants se montrent beaucoup plus favorables au rire en rupture avec le monachisme traditionnel. François d’Assise met la joie de vivre au dessus de tout « pour éviter avec le plus grand soin cette maladie si funeste de la mélancolie ». Les franciscains adoptent cette attitude. Une même démarche se retrouve chez les frères prêcheurs. La Somme théologique du dominicain Thomas d’Aquin  (1224/25-1274) consacre une question à la vertu aristotélicienne d’« eutrapélie » (enjouement). et à la portée pédagogique des « activités de jeu » :
[…] il faut remédier à la fatigue de l’âme en s’accordant quelque plaisir qui interrompe l’effort de la raison. Dans les Conférences des Pères [Jean Cassien], on peut lire que saint Jean l’Evangéliste, comme certains s’étaient scandalisés de l’avoir trouvé en train de jouer avec ses disciples, demanda à l’un d’eux qui portait un arc de tirer une flèche. Lorsque celui-ci l’eut fait plusieurs fois, il lui demanda s’il pourrait continuer toujours. Le tireur répondit que s’il continuait toujours, l’arc se briserait. Saint Jean fit alors remarquer que, de même, l’esprit de l’homme se briserait s’il ne se relâchait jamais de son application. […] C’est pourquoi, en ce qui concerne les jeux, il peut y avoir une vertu qu’Aristote appelle “ eutrapélie ”. Et on dit que quelqu’un est “ enjoué ” [eutrapelos], c’est à dire a le “ retournement facile ” parce qu’il transforme facilement les paroles ou les actes en délassement. Et cette vertu, par cela même qu’elle empêche de manquer à la mesure dans les jeux, se rattache à la modestie.
Le rire du prédicateur.
 Cette réflexion sur le rire qui se développe dans les écoles et les universités au XIIIe siècle est mise par les prédicateurs au service de leurs leçons de morale. L’Exemplum est un « récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours  (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire » (J. Le Goff). Le mot essamples est déjà coordonné au mot sermons dans la Chanson de Roland. Mais c’est à la charnière des XIIe-XIIIe, période de l’apogée des ordres mendiants, que les exempla sont sont compilés et classifiés. En introduisant dans le sermon une touche réaliste (voire truculente), ils viennent renforcer l’argumentation du prédicateur. Jacques de Vitry (XIIIe siècle) déclare qu’il faut maintenir l’attention de l’auditoire « à l’aide d’exemples plaisants ».
La plaisanterie peut aller très loin… au point qu’au XVIe siècle, le concile de Sens (1528) interdit « les histoires de bonne femme qui ont pour seul but et résultat de provoquer le rire ». Toutefois, par définition, il ne peut y avoir d’exemplum ennuyeux puisque sa fonction est de rompre la monotonie du sermon. L’une de ses caractéristiques essentielles est donc, selon Jacques Berlioz « l’unité du rire et de l’édification ». Les exempla issus en grande partie des traditions orales et du folklore sont aussi pour les clercs l’occasion de passer compromis avec la religion « peu intériorisée » des laïques. C’est pourquoi, dans les recueils d’exempla, on retrouve des motifs qui sont ceux du conte populaire ou les ressorts de fonctionnement de l’histoire drôle. Ainsi un sermon du milieu du XVe siècle n’a rien à envier à l’almanach Vermot  :
Un pénitent demande à son confesseur de mettre sa penitence par écrit. Le confesseur lui remet un parchemin portant "Jean jeunera demain". Jean va à la taverne et retrouve ses amis mangeant des tripes. Désirant manger, il demande s'il y a là un clerc sachant lire et lui montre le billet. Ce qui fut fait. Alors Jean s'exclama:  "Ce n'est pas aujourd'hui, mais demain : mangeons!". Il faisait ainsi chaque jour et n'accomplit jamais sa pénitence ». C'est déjà: "Demain, on rase gratis".
En somme, Hervé Martin qui a dépouillé des centaines de sermons médiévaux (770 sermons) constate qu’en général le comique de l’exemplum n’a rien de débridé ou d’outrancier et reste généralement mesuré. La truculence n’est pas absente, mais elle verse rarement dans la trivialité. Somme toute on relève assez peu « de ces bonnes histoires outrancières dont les auteurs du siècle dernier se délectaient en reprochant aux prédicateurs leur manque de goût ». Les prédicateurs médiévaux puisaient ces anecdotes à des sources très diverses dont les légendiers hagiographiques. Ce sont des livres liturgiques rassemblant les Vies de saints « à lire » durant l’office ; il n’est pas insignifiant que ce nom ait donné « légende » au sens courant du mot.  Il ne faut donc pas être surpris que les Vies de saints contiennent de tels récits, à la fois édifiants et récréatifs destinés à fournir la matière des exempla.
Pour conclure, « on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui », disait P. Desproges. Les clercs médiévaux sont formés à la recherche de la multiplicité des sens (littéral, symbolique, métaphorique, anagogique, historique etc.). L’Ancien Testament est donc soumis à une réinterprétation radicale qui cherche derrière ce que disent les auteurs inspirés ce que veux dire le Saint Esprit. Depuis l’Antiquité chrétienne se met en place une gymnastique intellectuelle qui recherche dans la Bible, puis dans tout texte, la Lettre et l’Esprit ("la matière et le sens"), c’est à dire l’interprétation allégorique distincte du sens littéral. Ce décalage constant est, à mon avis, le fondement même de l’HUMOUR médiéval. Cette recherche du double sens développe une culture de l’équivoque (Bruno Roy) qui suscite le « Mélange des genres » et qui vaut bien entendu aussi dans le registre comique.



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