lundi 11 mars 2013

« Les Bretons sont gens »,  disait Rabelais...
Mise à toutes les sauces par les écrivains régionalistes, la célèbre sentence de Rabelais dans Le Quart livre des faictz & dictz Heroiques du noble Pantagruel, « Les Bretons sont gens, vous le sçavez », fait écho à un lieu commun chez les auteurs médiévaux.
Guillaume de Poitiers est originaire de Préaux, près de Pont-Audemer. A l’issue de ses études aux écoles de Poitiers (qui lui valent son surnom), exerce la fonction de chapelain ducal et il est promu archidiacre de Lisieux. Rédigée vers 1075, peu de temps après la bataille d'Hastings (1066), son Histoire de Guillaume le Conquérant, (Gesta Guillelmi ducis Normannorum et regis Anglorum) est un panégyrique à la gloire du duc (= laus ducis) qui entend justifier la conquête de l'Angleterre. Toutefois, « en raison de circonstances contraires » (selon Orderic Vital), le clerc normand, n’a pas poursuivi cette biographie au-delà de 1071.
Le premier livre de l'Histoire rapporte comment le jeune Guillaume le Bâtard, est parvenu à pacifier son duché et dut affronter le comte de Bretagne Conan II (1040-1066) qui «attaquait les frontières de la Normandie». L'historien Georges Beech, (Was the Bayeux Tapestry Made in France ? The Case for Saint-Florent of Saumur, New-York, 2005) attire l’attention sur le parti que tire l’historien normand des poncifs malveillants qui avaient cours au MA sur le compte des Bretons. Voici le passage concerné dans l’élégante traduction (légèrement remaniée) de F. Guizot (1826), moins rigoureuse que celle de R. Foreville (1952), mais plus aisément accessible sur la "Toile" :
[La Bretagne] « …s'étendait au loin et au large et était incroyablement peuplé[e] de guerriers ; car, dans cette contrée, un chevalier en engendrait cinquante en épousant, à la manière des Barbares, dix femmes ou davantage [= miles quinquaginta generat, sortitus more barbaro denas aut amplius uxores] ; ce que l'on rapporte des anciens Maures, qui ignoraient la loi divine et les coutumes de la pudeur. De plus cette nombreuse population s'applique beaucoup aux armes et au maniement des chevaux, et néglige entièrement l’agriculture et la civilisation ».
Il n’y a pas lieu de se lancer sur ce "Blog" dans un commentaire détaillé de cette pochade ethnographique : influence de l’historiographie antique (Cf., par ex., Tacite, Hist. : Barbaro ritu) ; décalage régional dans la réception de la réforme ecclésiastique du modèle matrimonial (qualifié ultérieurement de «grégorien») ; réputation de la cavalerie bretonne qui a été effectivement déterminante dans la victoire de Hasting… Par contre, l’importance démographique de cette « petite noblesse bretonne sans le sou et prolifique comme un port de mer » (écrit encore perfidement A. Daudet, La Doulou, 1931) est sans doute une des explications de la participation massive de celle-ci à la conquête de l’Angleterre. Ces facteurs sociologiques rendent compte sur la longue durée des conséquences économiques des « partages nobles » et du « droit d'aînesse » prescrits par la Coutume de Bretagne. Dans les Mémoires d'Outre-Tombe, Chateaubriand analyse lucidement les implications de cette procédure qui l’a touché personnellement à la fin de l’Ancien Régime :
« […] les aînés nobles emportaient les deux tiers des biens, en vertu de la coutume de Bretagne ; les cadets divisaient entre eux tous un seul tiers de l’héritage paternel. La décomposition du chétif estoc de ceux-ci s’opérait avec d’autant plus de rapidité, qu’ils se mariaient ; et comme la même distribution des deux tiers au tiers existait aussi pour leurs enfants, ces cadets des cadets arrivaient promptement au partage d’un pigeon, d’un lapin, d’une canardière et d’un chien de chasse, bien qu’ils fussent toujours chevaliers hauts et puissants seigneurs d’un colombier, d’une crapaudière et d’une garenne. On voit dans les anciennes familles nobles une quantité de cadets ; on les suit pendant deux ou trois générations, puis ils disparaissent, redescendus peu à peu à la charrue ou absorbés par les classes ouvrières, sans qu’on sache ce qu’ils sont devenus.»
Ainsi, replacée dans une perspective interdisciplinaire, cette médisance de Guillaume de Poitiers sur la polygamie des Bretons (qui relève des poncifs en cours au Moyen Âge à l'encontre de ces «chrétiens incompris») prend un relief qui vaudrait d’être éclairé davantage par les spécialistes des autres périodes.

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