mercredi 13 mars 2013

"Parlations occidentiques"

ou "Parlations Académiques", that's the question.

Le nom de la Rose est un véritable bouillon de culture. Sa rumination (comme disaient les moines médiévaux) est un plaisir sans cesse renouvelé. C’est le cas du chapitre dans lequel le héros et son maître explorent  la bibliothèque et découvrent un exemplaire des Hisperica Famina.
«  ̶  [   ] Qu’est ce que c’est ?
̶  Un poème hibernique. Ecoute :
Hoc spumans mundanas obvallat Pelagus oras
Terrestres amniosis fluctibus cudit margines.
Saxeas undosis molibus irruit avionas.
Infima bomboso vertice miscet glareas
Asprifero spergit spumas sulco,
Sonoreis frequenter quatitur fluctibus.
Je n’en comprenais pas le sens, poursuit le narrateur, mais Guillaume lisait en faisant rouler les mots dans sa bouche si bien qu’on aurait cru entendre la rumeur des rouleaux et de l’écume marine. »

Facétieux, l'auteur  ̶  selon l'usage des érudits du siècle passé  ̶  ne traduit pas les citations latines. Pour ma part, je me risque à proposer sur ce "blog" ma propre traduction de ces vers hermétiques :
« L’Océan spumescent encercle les bords du monde
Frappe de ses vagues gigantesques les rivages telluriens
Précipite contre les écueils rocailleux des paquets onduleux
Roule ses galets dans les grands fonds retentissants
Dissémine sa semence écumante en sillons sur la mer
Qu’il évente sans cesse en rafales tonitruantes… »
Henri-Irénée Marrou rendait plaisamment par Parlations Occidentiques ce titre d’Hisperica Famina qui se retrouve sur plusieurs manuscrits copiés dans les pays celtiques. Une hypothèse vraisemblable serait d’interpréter cette oeuvre alambiquée comme une parodie humoristique des Colloques sous forme de questions-réponses (comparables à la méthode Assimil du XXe siècle). Ces manuels de latin en usage aux VIIe-VIIIe siècles dans les écoles irlandaises  ̶  ou bretonnes ?  ̶  auraient eu pour objet d’apprendre aux élèves, "facilement et rapidement", un vocabulaire châtié dont ceux-ci pourraient plus tard émailler leurs productions littéraires.
L’essai de traduction d’un autre passage de ce manuel scolaire que m’avait communiqué naguère amicalement le regretté G. Le Duc donne probablement une meilleure idée de cet hiberno-latin "chimique" forgé à coup de tournures poétiques, de mots rares et de néologismes :
« Dans le dernier cycle du globe temporel
J’ai pu prendre le sceptre hispérique
C’est pourquoi je forme un langage rude
Et par ma bouche se glisse un ruisseau étroit.
Mais par un plus ample espace de l’âge temporel
Une gorgée sonore de paroles a envahi mon gosier
Et un immense torrent de matières urbaines a coulé par mes machoires… »
En clair (si l’en peut dire, car il existe plusieurs traductions possibles de ces vers) :
« L’an dernier j’ai appris le latin, c’est pourquoi je parle mal et de ma bouche ne sortent que des filets de discours. Mais si pendant longtemps, je m’en suis tenu à le parler que le latin, ma gorge s’est remplie de propos retentissants et d’immenses flots d’éloquence polie sont passés par ma bouche »…
Dans le roman d’Umberto Eco, Guillaume de Baskerville commentait avec orgueil :
« ̶  Les hommes de nos îles sont tous un peu fous.»
Reviens Guillaume, à présent il y a des historiens qui perdent le sens commun ! Le jargon spécialisé des Parlations … « Académiques »  ne le cède en rien à celui des Hisperica Famina. C’est une verge d'orgueil  dans la bouche de l'insensé (Prov. 14 3)J’en prends pour témoin ce morceau de bravoure :
 « La formation des territoires paroissiaux
Ne résulte pas d’un démembrement en cascade du diocèse,
Mais d’un processus inverse,
Fondé sur une logique d’extension radiale du pôle ecclésial
Et sur la coalescence progressive
D’une multitude de cellules individuelles ».
Il est amusant de procéder à la transposition du français en latin informatique de ce nouveau langage de clerc grâce au traducteur en ligne GOOGLE sur Lexilogos. Le résultat  surpasse encore les Hisperica Famina :
Disciplina paroeciae fines
Non resultantiam ex Caesar dismemberment Dioecesis
Sed inverso processus
Innixam logicas extensio radiales
Polus ecclesialis
Et progressiva coalescentia
De pluralitate cellularum singularum.
En d’autres termes, André Chédeville ne disait pas autre chose à propos des ploues bretonnes dans la Bretagne des saints et des rois : « Le clergé établit des paroisses qui n’étaient pas les succursales d’un siège épiscopal, unique paroisse primitive, mais autant d’organismes largement autonomes ».
En hommage à la mémoire ce maître, préoccupé de s'exprimer intelligiblement par respect pour ses interlocuteurs, le mieux est sans doute d'invoquer l'Art Poétique de Boileau :
« Avant donc que d'écrire apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément

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