samedi 23 mars 2013

Saints bretons venus d’ailleurs (2).
Vincente Ferrer, un « étranger naturalisé ».
En Bretagne, les nombreux saints émigrés d’outre Manche aux Ve-VIIe siècles et que l’on qualifie parfois pour cette raison de «saints panceltiques» éclipsent les rares saints venus d’ailleurs adoptés par les fidèles au point de bénéficier de pratiques de dévotions qui ne sont pas aussi originales qu’on l’a souvent écrit. A Vannes, Vincent Ferrier fait figure d’exception qui confirme la règle. Son culte s’est largement surimposé à celui de saint Paterne, considéré comme le premier évêque de cette cité. A la différence de la plupart des saints du calendrier breton, saint Vincent  a été canonisé dans les règles, dès 1458, moins de quarante ans après son décès.
La cathédrale où est enterré le saint a été en grande partie reconstruite à partir de la fin du XVe siècle alors se développaient les pèlerinages auprès de son tombeau. La chapelle en rotonde (1537) qui abrite celui-ci est décorée d’une tapisserie commandée en 1615 par l’évêque Jacques Martin où sont représentés la canonisation et les miracles du saint. Le retable de saint Vincent, dans la chapelle Notre-Dame, et de nombreux tableaux du XIXe siècle illustrent la carrière de l’« Ange de l’apocalypse ». Les liens du prédicateur catalan avec la Bretagne ne sont pourtant dus qu’aux aléas d’une biographie qui s’inscrit dans le contexte politique du Moyen Age tardif et le conduit à finir ses jours à Vannes en 1419.

Vannes: tapisserie des miracles de saint Vincent.
Est-il besoin de replacer à grand traits celle-ci dans le cadre du Grand schisme qui oppose Rome à Avignon durant un demi-siècle? En 1378, des cardinaux français qui contestent l’élection d’Urbain VI, portent Clément VII à la papauté, mais celui-ci ne peut s’imposer à Rome et doit se replier en Avignon. Dans le contexte de la guerre de Cent ans, l’Angleterre et ses alliés soutiennent la cause « urbaniste », tandis que la France et les siens constituent l’obédience « clémentine ». Le légat de la cour avignonnaise Pedro de Luna qui s’efforce de rallier le roi Pierre IV d’Aragon à sa cause s’attache un jeune dominicain Vincente Ferrer (né v. 1350) à la carrière universitaire prometteuse. Ce dernier devient dès lors un des champions les plus ardents des papes d’Avignon. Lorsque son protecteur devient pape à son tour sous le nom de Benoît XIII (1394-1423), il appelle Vincent à ses côtés comme confesseur et pénitencier apostolique. Le pape finit toutefois par céder aux instances de son protégé et par le charger d’une mission de prédication en tant que légat a latere. Durant vingt ans, véritable « nomade de la parole » (Hervé Martin), Vincent arpente l'Espagne, la France, l'Angleterre, l'Irlande et l'Allemagne, dénonçant avec véhémence prophétique les vices du siècle et menaçant théâtralement ses auditoires des foudres célestes. Fondatrice de la prédication de masse, la mission de Vincent Ferrier se fixe pour objectif de rétablir l’ordre dans la société et dans l’Eglise en appelant chacun à rester à sa place et à se satisfaire  de son état. Alors que le concile de Constance (1414-1418) finit par rétablir douloureusement l’unité de l’Eglise, Vincent, à plus de soixante ans, répond à l’invitation du duc de Bretagne Jean V. Dès lors durant deux années, il sillonne la région  en tous sens avant de décéder au couvent de Vannes où il résidait avec quelques religieux de son ordre.

Retable de saint Vincent Ferrier: cathédrale de Vannes.

Par quel miracle le prédicateur perçu de son vivant comme un prophète est-il rentré dans le rang en retrouvant les fonctions traditionnelles des saints guérisseurs ? Certes, les dominicains de Bretagne ne se sont pas empressés de diffuser le culte d’un saint dont les reliques étaient accaparées par les chanoines vannetais. Pourtant, ceux-ci n’ont pas délibérément favorisé sa métamorphose à des fins intéressées. Le glissement de la cure des âmes à la médecine des corps révèle plutôt la force d’inertie des fidèles, spontanément rétifs à une sainteté désincarnée et édulcorée. Déjà du vivant de Vincent, à Dinan, l’estrade du prédicateur est vénérée par la foule aussitôt après son départ et une femme atteinte d’une inflammation au visage aurait été miraculeusement guérie à son contact.
En effet, pour des raisons pratiques, afin de canaliser les masses qu’attirent ses sermons, le saint a inauguré en Bretagne la « prédication spectacle », en plein air, qui se diffuse ensuite au cours du XVe siècle en dépit des réticences de l’épiscopat. Les témoins de ces mises en scène font spontanément la comparaison avec le théâtre. Sur la grand’ place de la ville, (le Bas des Lices à Vannes, la place du Champ à Dinan), les autorités font construire un autel surélevé où le prédicateur célèbre la messe et une chaire (« cathèdre » ou « chafaud ») d’où il s’adresse aux foules. Les sermons sur l’enfer et sur la fin du monde qui ont fait la réputation de Vincent Ferrier ont amené André Mussat à se demander si celui-ci n’était pas le commanditaire de la Danse macabre de Kernascleden, où se décèle la marque d’un dominicain. Mais Hervé Martin y verrait plutôt l’influence du confesseur jacobin des sires de Rohan qui patronnaient cette église de pèlerinage.
Kernascleden: danse macabre.
En Bretagne, Vincent Ferrier n’a sans doute pas renoncé à cette pastorale de la peur. Dans le Livre d’heures du duc Pierre II (comme dans celui d’Isabelle Stuart, épouse du duc François Ier), le saint est d’ailleurs figuré annonçant le retour du Christ à la fin des temps. Pourtant, selon les témoins de 1453-1454, ici apaisé par l’âge et par le retour à l’unité de l’Eglise, il insiste davantage sur la morale et la catéchèse en adaptant son message aux niveaux des destinataires. Un témoin vannetais rapporte que  « beaucoup apprirent de lui le signe de croix et à réciter le symbole des apôtres qu’ils ne savaient pas faire auparavant ». Une autre renchérit : « il instruisit les hommes de ce pays sur l’oraison dominicale, sur le symbole des Apôtres et il leur apprit à invoquer et à honorer le nom de Jésus ».

Livre d'heures du duc  Pierre II.
La mission en Bretagne de Vincent Ferrier qui prêchait en dialecte catalan (ou valencien) soulève d’autre part la question linguistique. En pays gallo, son auditoire ne paraît pas avoir eu de grande difficulté à comprendre le parler roman du prédicateur. Par contre, comment celui-ci pouvait-il s’exprimer durant des heures devant des bretonnants au point que certains auraient ensuite été à même de réciter des passages entiers de son discours ? Son contemporain, Nicolas de Clamanges, docteur de l’Université de Paris, prétend qu’il possédait le don des langues. Cette affirmation qui évoque implicitement la Pentecôte pour souligner le caractère apostolique de sa mission revient à effacer symboliquement le Schisme: une seule langue, une seule foi, un seul pape ! Toutefois, avant de crier au miracle,  il vaut mieux recouper divers témoignages, comme le fait Hervé Martin, et se rappeler que les marchands espagnols installés à Nantes étaient susceptibles de fournir des interprètes. L’énigme du don de glossolalie s’éclaircit. La constatation selon laquelle « ceux qui étaient loin de la chaire entendaient aussi parfaitement que ceux qui étaient proches » laisse entendre que des comparses postés dans l’assistance pouvaient "doubler" ("sous-titrer", en quelque sorte) son discours, comme le confirme la remarque selon laquelle « les bretonnants le comprenaient cependant dans la mesure où sa prédication était rapportée ». D’autre part, le discours du prédicateur était soutenu par une gestuelle théâtrale  propre à faciliter la compréhension du message. Comme le dit encore un témoin, les Bretons « le comprenaient bien, autant par la parole que par les gestes ». La pédagogie ne perd jamais ses droits. Le talent du prédicateur, son sens de la mise en scène, sa patience de pédagogue et le recours à une langue mêlée (avec traduction des moments clés) rendent compte de ses succès.
(extraits remaniés d'un chapitre commandé par un éditeur
à destination d'un "beau livre" collectif ...qui n'a jamais vu le jour).

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