mardi 12 mars 2013

Saints bretons venus d’ailleurs.
Bretagne,  « terre des saints » ou  « melting pot » paradisiaque ? Les « saints » parfois qualifiés de « panceltiques » qui auraient  franchi le Channel par centaines aux Ve-VIIe siècles ont laissé leur empreinte dans le patrimoine régional. Ces saints émigrés d’outre Manche qui font pratiquement aujourd’hui figure de « produits du terroir» éclipsent, à première vue, les rares saints venus d’ailleurs qui ont été adoptés par les fidèles, au point de bénéficier de pratiques de dévotions qui ne sont pas si immémoriales ni aussi spécifiquement bretonnes qu’on pourrait le penser.

Usurpation d'identité? Saint Servan et Servais

Les avatars de saint Servan viennent illustrer le brassage dont ont fait montre les Bretons du Moyen Age dans leur démarche de naturalisation des saints venus d’ailleurs. Saint Servan est invoqué sous la forme Serwane dans des  litanies bretonnes (postérieures au Xe siècle)  et il a laissé aussi son nom au chef-lieu du doyenné de Porhoet, Saint-Servant-sur-Oust, au sud de l’évêché d’Alet. Pourtant aucune des traditions relatives à ce saint ne l’associe à la Bretagne. Il est donné comme l’ « apôtre des Orcades », au large des côtes écossaises et, à ce titre, il est surtout honoré à Culross dans le comté de Fife dont il aurait été évêque ainsi que dans divers sanctuaires du comté de Perth. La dévotion dont fait l’objet en haute Bretagne ce saint d’origine écossaise a de quoi donner le tournis aux fervents de la grande Celtie.
Une Vie de saint Colomba d’Iona (Colum Cille), sans doute à cause d’une maladresse de copiste, met ce grand saint irlandais exilé parmi Pictes d’Ecosse en relation avec saint Servan. Cette erreur a inspiré  au rédacteur d’une Vie de saint Servan une rencontre entre son héros et Adòmnan (624-704), huitième successeur de Colum Cille à la tête du monastère d’Iona et auteur de la première Vie latine de celui-ci. Du coup, Servan se trouve promu responsable de l’adoption par l’Eglise d’Ecosse du comput romain au VIIIe siècle. Selon d’autres traditions hagiographiques, saint Servan aurait été le père spirituel de saint Kentigern, le patron de Glasgow qui a été doté d’une légende qui n’a rien à envier aux contes merveilleux.
Comme si les brunes d’Ecosse ne suffisaient pas à nourrir le goût pour l’exotisme des fidèles médiévaux, les développements ultérieurs de la légende de saint Servan le donnent de « nation israélite  » et il aurait abandonné le trône d’Arabie pour évangéliser l’Egypte et Rome. Selon l’Evangile de saint Jean (1,47) Jésus dit de Nathanaël qu’il est « un vrai Israélite , un homme sans artifice» ; l’expression, prise au sens figuré, est devenue un cliché hagiographique, appliqué à divers saints. Mais certains auteurs ne sont pas privés de prendre la formule à la lettre. A commencer par Grégoire de Tours (+594) qui l’applique à saint Servais dans son De Gloria Martyrum. Voilà un pieux contre-sens qui rend compte des confusions ultérieures entre Servais [Servatius] et Servan [Servanus].

Historiquement, Servatius est le premier évêque de Tongres qui a évangélisé au IVe siècle  les populations païennes de la région et est mort en exil à Maastricht (13 mai 384). A la suite de la victoire de Poitiers remportée le 13 mai 732, jour le la fête de saint Servais, le maire du palais Charles Martel  dote richement les églises de Tongres et Maastricht et introduit le culte du saint évêque à Paris. L’ascension de la puissante famille austrasienne des  Pipinnides, en passe de fonder la dynastie carolingienne, assure par la suite les succès de son saint tutélaire.
Plusieurs  indices convergents permettent de comprendre comment le culte de ce saint évêque de Tongres s’est implanté en Armorique depuis l’Antiquité tardive et comment celui-ci a fini par se confondre dans la vénération des fidèles avec son homonyme écossais, naturalisé « Israélite ». Ici, la première mention explicite du culte de saint Servais est la donation au début du XIe siècle d’une terre « près de la porte de la ville susdite donnant sur le cimetière de saint Servais ». Celui-ci n’est pas le seul saint meusien connu en haute Bretagne, puisque l’on rencontre aussi des dédicaces à saint Hélier de Tongres et à saint Piat de Tournai. Mieux encore, le trésor de la cathédrale de Tongres contient un Evangéliaire de l’église de saint Bern [= Saint-Pern] enluminé à Alet (Xe siècle).   Les relations entre les deux cités n’étaient pas à sens unique et ne devaient rien au hasard.
Ces contacts remontent peut-être à l’Antiquité. En effet, au début du IVe siècle, le chef-lieu de la cité des Coriosolites a été transféré de Corseul à Alet où une garnison à été établie pour assurer la défense des côtes de la Manche. Un demi-siècle plus tôt, pour garantir la sécurité de l’Empire face aux Barbares une fortification est établie sur le limes à Altrip  entre Worms et Spire ( Alta ripa  : « haute rive »). Or les documents de l’administration impériale corroborés par l’archéologie suggèrent que la légion des Martenses a été répartie entre la Belgique et l’ Armorique.  Parmi les Martenses, il y avait probablement des soldats chrétiens, et il est vraisemblable  que le culte de saint Servais a d’abord été introduit à Alet par leur intermédiaire.

Quelques siècles plus tard, lorsque la progression carolingienne assure l’emprise franque sur la région, le culte du saint patron des Pipinnides, protecteur de la dynastie, n’a pu qu’être réactivé. Sous le nom de Servan, c’est bien saint Servais qui est honoré ici. Au reste,  pour couper court à toute tergiversation, Gildas Bernier a relevé que même dans sa région d’origine, saint Servais a donné son nom à un lieu-dit Saint-Servant (aujourd’hui en Virecourt, Meurthe-et-Moselle) dans lequel se retrouve le « t » final du toponyme de Saint-Servant-sur-Oust (Sanctus Servacius en 1387).. La translation de saint Servais écrite par un clerc meusien dans le contexte de la première Croisade recycle habilement au bénéfice des croisés le protecteur de Charles Martel en actualisant la légende qui fait de Servais,  le fils d’Emen, frère d’Elisabeth, donc, ni plus ni moins que le cousin de Jean-Baptiste et du Christ. Comme « véritable Israélite », on ne pouvait guère mieux faire !
Le fin mot de l’histoire, c’est que lorsqu’au XIIIe siècle, est récrite en Ecosse une  nouvelle version de la Vie de saint Servan, conservée dans un manuscrit de Dublin, celle-ci comporte une première partie qui démarque la translation de saint Servais et fait de ce saint celtique « un véritable Israélite ». Fascinant processus d’  « import-export » d’un culte qui atteste indirectement de la persistance à travers les siècles médiévaux de la vitalité des échanges entre la Bretagne et les îles britanniques. Le clergé d’Alet relance, sous l’influence carolingienne, le patronage d’un saint vénéré en pays mosan avec lequel la cité était en relation dès le bas empire. Mais il le naturalise en le confondant, délibérément ou pas, avec un saint d’outre-Manche vaguement homonyme. Et les motifs  de la légende de saint Servais plaqué sur celle de saint Servan font retour à l’envoyeur qui s’empresse de les récupérer pour la plus grande gloire de l’apôtre des Orcades, devenu le cousin du Christ, à la mode de Bretagne et le petit-neveu de sainte Anne.

Sainte Anne, une “Beur-tonne”?

Dans la légende de saint Servan, conformément à la tradition issue du Protévangile de Jacques, un apocryphe du IIIe siècle, sainte Anne  apparaît comme la mère de la Vierge, Quel prénom plus breton qu’Annick ? Depuis la fin du Moyen Âge, Anne est un des prénoms féminins les mieux portés en Bretagne comme l’atteste le choix de ce nom par François II pour sa fille aînée, même s’il n’est pas établi que la popularité de la duchesse ait rejailli sur sa sainte patronne. Le pape Pie X a entériné cette dévotion pluriséculaire lorsqu’en 1913, il a placé la Bretagne sous le patronage conjoint de saint Yves et de sainte Anne.

On ne compte pas les chapelles ou les statues dédiées à cette dernière dans toute la région et de nombreux pardons sont célébrés en son honneur. L’essor du culte de la sainte, dans l’ambiance de la réforme catholique, est associé aux apparitions de 1625 au village de Keranna près d’Auray où celle-ci apparaît au laboureur Yves Nicolazic. Sur les indications que la sainte formule en breton, une ancienne statue de bois est mise au jour par le paysan visionnaire dans le champ du Bocenno. Les récits de découvertes de statue miraculeuses sont caractéristiques de cette époque. Après les réticences initiales des autorités ecclésiastiques, le sanctuaire édifié sur le site est confié en 1627 aux Carmes qui orchestrent le pèlerinage à Sainte-Anne-d’Auray dont le succès est dès lors assuré. Une pieuse légende veut qu’une trentaine d’années plus tard, des marins bretons sauvés miraculeusement d’une tempête en 1658 aient transféré sur les rives du Saint-Laurent au Canada un pèlerinage analogue à Sainte-Anne de Beaupré.
Ces succès post-tridentins qui ne se sont pas démenti jusqu’à nos jours réactivent cependant une dévotion attestée dès l’époque médiévale. Les noms des parents de la Vierge, Joachim et Anne, ainsi que les légendes qui s’y rapportent ne se trouvent que dans les Evangiles apocryphes sur lesquelles se fonde leur culte en Orient. Celui-ci se diffuse en Occident à la suite des Croisades  et parvient en Bretagne au même titre que ceux de nombreux autres saints importés de l’extérieur. On vient de voir comment les hagiographes du Moyen Âge central ne se sont pas privé de mettre ces traditions à contribution pour la plus grande gloire des saints qu’ils se voyaient assigner pour tâche de promouvoir.
C’est pourquoi, il n’est pas surprenant que le culte de sainte Anne, présentée plus conventionnellement comme la mère de Marie, soit particulièrement ancré dans le Porzay auquel la rattachent des traditions immémoriales. En effet, bien avant le XVIIe siècle, la sainte était ici l’objet d’un culte à Sainte-Anne la Palud en Plounevez-Porzay au bord de la baie de Douarnenez. Bien entendu, les apparitions d’Auray ont contribué à relancer ce sanctuaire, mais la chapelle de Sainte-Anne la Palud a été précédée par plusieurs édifices antérieurs et une statue, toujours vénérée lors du pardon qui s’y tient encore aujourd’hui, figure la sainte, assise, présentant un livre à Marie qui apprend à y déchiffrer l’Ecriture selon un modèle iconographique largement diffusé. Cette statue date de 1548, soit presque un siècle avant la découverte de celle d’Auray. Ici, la grand-mère du Sauveur (ou la cousine de la Vierge) a fini par être considérée comme une bretonne d’origine, qui serait revenue finir ses jours dans son pays natal. Toutefois, l’appellation de « grand mère des Bretons » qui lui est souvent appliquée affectueusement par les fidèles n’apparaît guère avant le XIXe siècle. C’est pourquoi le rapprochement entre  sainte Anne et l’antique divinité Dana, « mère des dieux des Celtes », pour séduisant qu’il soit, n’est peut-être qu’une vue de l’esprit des érudits contemporains, reprise de volée par les tenants d’un « matriarcat celtique » plus fantasmé que réel. Le seul point avéré de cette histoire est que Jésus-Christ a bien du avoir une grand-mère (ou que la Vierge a pu avoir une cousine) et  que, à l’instar des Irlandais qui ont fait de sainte Brigitte la nourrice du Seigneur, rien n’empêchait ici les fidèles de l’adopter pour attirer sur eux son attention. Cette sainte universelle s’est si bien acclimatée qu’elle a fini par passer pour plus bretonne que nature ! Son culte qui, selon toutes les apparences, s’est développé durant les Temps modernes, réactive un attachement dont témoignent déjà les Vies de saints bretons composées au Moyen Age central.
(extraits remaniés d'un chapitre commandé par un éditeur
à destination d'un "beau livre" collectif ...qui n'a jamais vu le jour).

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