vendredi 22 mars 2013

Trafic de reliques

ou goût morbide des ossements

A Morbid Taste for Bones (« Un goût morbide des ossements ») d’Ellis Peters inaugure en 1977 la série des enquêtes de frère Cadfael. Suivi d’une vingtaine de romans policiers médiévaux, cet ouvrage à succès a été traduit en français sous le titre Trafic de reliques. Le glissement de sens d’une langue à l’autre traduit l’incompréhension dont est aujourd’hui l’objet le culte des reliques. Ces pratiques paraissent pour le moins saugrenues à la plupart de nos contemporains et peut-être davantage encore au clergé. Celui-ci y soupçonnerait volontiers des relents de superstition susceptibles de mettre en cause la transcendance divine.
Certains visiteurs de Boquen (Plénée-Jugon, Côtes-d’Armor) s’étonnent (voire sont choqués, ou même offusqués) de voir trôner sur deux autels latéraux du transept de l’église abbatiale deux reliquaires du XIXe siècle en bois doré, presque incongrus dans l’austérité de ce décor. Informés de la date de fondation de cette « fille » de Notre-Dame de Bégard  ̶  première abbaye cistercienne de Bretagne  ̶  par Olivier de Dinan en 1137, quelques curieux s’interrogent sur la présence à Notre-Dame de Boquen de reliques de saints des origines bretonnes. En effet, deux cents ans plus tôt, lors des invasions normandes du Xe siècle, le clergé s’était rendu dans d’autres contrées réputées plus sûres, en emportant manuscrits précieux et châsses des saints protecteurs. Par la suite, après le retour de ces réfugiés en Bretagne, leurs lieux d’accueil ont rarement restitué ces trésors spirituels, sources de revenus importants.
Une inscription indique que les ossements exposés dans l’un des reliquaires sont ceux des « Saints Samson + Corentin + Brieuc + Malo + Lunaire +Méloir + Trémor », tandis que l’autre contient les restes de « Saint Magloire ». Un document composite, bien postérieur aux évènements, rapporte la Translation de saint Magloire de Lehon. Le récit est l’œuvre d’un interpolateur de Saint-Magloire de Paris (XIIe siècle). Hubert Guillotel qui a édité et critiqué ce texte [MSHAB, 1982] démontre qu’il contient des informations exactes. « Salvator, évêque d’Alet, aurait élevé les reliques de son prédécesseur saint Malo, puis gagné Lehon où l’attendaient celles de saint Magloire ainsi que beaucoup d’autres clercs avec leurs trésors. Tous ces réfugiés avec l’appui de leur homologues de Dol (avec saint Samson) et de Bayeux décident ensuite de gagner la Francie pour s’y placer sous la protection d’Hugues, duc des Francs († 956) ». Celui-ci agrandit l’église Saint-Barthélémy pour recevoir toutes ces reliques, la fit consacrer en l’honneur de saint Magloire et y installa des moines pour célébrer l’office. Une fois restauré, Saint-Magloire de Lehon demeura dès lors un simple prieuré de la puissante abbaye Saint-Magloire de Paris. Mon propos n’est pas de retracer ici l’histoire des relations entre ces deux établissements. Durant la Révolution, les reliques parisiennes furent enterrées pour les mettre à l’abri des profanations. Sous la Restauration, elles furent exhumées dans l'église Saint-Jacques du Haut-Pas où elles se trouvaient depuis le XVIe siècle.  .

Les tribulations des reliques des saints bretons au cours de la seconde moitié du XXe siècle depuis le quartier latin jusqu'à l'orée de la forêt de Plénée-Jugon constituent un témoignage de l’évolution de l’Eglise depuis le concile Vatican II. En 1936, dom Alexis Presse prend possession des ruines de Boquen. Avec quelques moines, il entreprend de restaurer l’ancienne abbaye pour y pratiquer la Règle bénédictine sous sa forme originelle. L’abbaye est classée « monument historique » en 1938. Après la seconde guerre mondiale, Boquen fait retour dans l’ordre cistercien. Alexis envisage d'en faire un foyer spirituel breton. Attaché à la dévotion envers les « saints patriotes » (comme les appelait Albert Le Grand au XVIIe siècle), il entreprend des démarches auprès de l’archevêché de Paris pour organiser le rapatriement des reliques qui dormaient, plus ou moins ignorées, dans la sacristie de Saint-Jacques du Haut-Pas. Voici de larges extraits des souvenirs inédits que le père François Lancelot, ancien moine de Boquen, a eu l'obligeance de m'adresser depuis le Mont Saint-Michel, par courrier du 2 mai 1984 :
Dom Alexis Presse.
« Leur retour fut fêté solennellement le 27 août 1953 sous la présidence du Cardinal Roques, archevêque de  Rennes, en présence de Mgr Coupel, évêque de Saint-Brieuc et Tréguier, de Mgr Le Bellec, évêque de Vannes, de Mgr Rousseau, évêque de Laval et peut-être d’un ou deux autres évêques, ainsi que de dom Félix Colliot, abbé de Landévennec, de dom Demazure, abbé de Kergonan, je crois, d’un très nombreux clergé et d’une grande foule de fidèles.
Le matin, procession des reliques aux abords de l’abbaye, par des chemins herbeux. Grand messe abbatiale selon le rit cistercien célébrée par dom Alexis assisté de deux de ses moines ; le père Guirec Fégard comme diacre, le père Gérard Turcotte comme sous-diacre. Le père Benoît Niogret, prieur, dirigeait les chants exécutés par les quelques autres moines de la communauté. La cérémonie s’est déroulée dans l’église abbatiale à ciel ouvert, les premières assises de la grande fenêtre du chevet venant tout juste d’être posées : début de la restauration de l’église qui sera terminée et consacrée le 22 août 1965, douze ans après. L’après-midi, vêpres solennelles et salut du saint sacrement, toujours dans l’église abbatiale. Cérémonie présidée par dom Félix Colliot. Panégyrique donné par dom Alexis Presse. Les deux reliquaires furent ensuite installés sur un des autels de la chapelle provisoire des moines de Boquen. » Moins de dix ans avant l’ouverture du concile de Vatican II (1962), cette célébration à la gloire des saints bretons rentrés au pays, donne à voir l’Eglise post-tridentine dans sa rigidité fervente et hiérachisée. Par la suite, toujours au témoignage du père François Lancelot, « ces reliques n’ont pas reçu de culte particulier. Quelques personnes à l’occasion les vénéraient en passant à Boquen, ou s’enquerraient de leur présence ».
Alexis Presse décède en 1965 quelques mois après la consécration de l’abbatiale qui couronne l’œuvre de toute sa vie. Nommé prieur de Boquen l’année précédente à son instigation, Bernard Besret ambitionne de transformer cette abbaye, située au cœur d’un pays du Mené alors en pleine « rénovation rurale », en un lieu de réflexion et de dialogue ouvert à tous, croyants ou non. L’esprit de l’Eglise post-conciliaire et l’enthousiasme de la jeunesse post soixante-huitarde inspirent l’expérience de la « Communion de Boquen » rassemblant des centaines de laïques en quête de nouvelles formes de spiritualité.  Ce mouvement suscite de vives tensions internes parmi les moines et la méfiance attentive des autorités ecclésiastiques. Dans cette ambiance survoltée, le culte des reliques ferait évidemment l’effet d’un anachronisme antédiluvien. Bernard Besret fait donc placer celles-ci dans une boite qui est enterrée dans la chapelle latérale où se trouve la tombe de dom Alexis. A l’occasion d’un passage à Boquen au début des années soixante-dix, je me souviens avoir moi-même remarqué un écriteau irrévérencieux portant l’appellation non-contrôlée : « Restes de vieux saints bretons » !
Ce n'est évidemment pas à cause de cette désinvolture que la situation s'envenime. Mais les conceptions iconoclastes de Bernard Besret sur l'avenir de l'Eglise provoquent sa destitution en 1969 par décision de l'abbé général de l'ordre cistercien. Au bout de quelques années de flottement, les derniers moines se dispersent et la « Communion » constituée entretemps en « Association Culturelle de Boquen » doit s'implanter ailleurs. A dater de 1976, afin d'y rétablir la sérénité, l'abbaye de « Notre Dame de la Croix Vivifiante de Boquen » est occupée par une communauté contemplative de moniales de Bethléem et de l'Assomption. Celles-ci exhument à nouveau les reliques bretonnes dans l'intention de les rendre au culte. Depuis 2011, la congrégation des soeurs de Bethléem a laissé la place à la communauté oecuménique et charismatique du « Chemin Neuf », associant familles engagées, religieux et religieuses, prêtres et diacres sur ce lieu de prière et de retraite spirituelle. L'exposition de ces deux reliquaires perd ainsi, à mon sens, de son caractère anecdotique et peut être replacée dans la perspective des mouvements de balancier affectant l'Eglise catholique au cours de la première décennie du XXIe siècle.

Dans le champ de l’histoire religieuse, je m’en tiens à une démarche résolument laïque. Je n’ai pas à faire état d’éventuelles convictions personnelles qui ne concernent que moi (et le bon Dieu, au cas où ?). Par contre, je considère qu’un effort de sympathie (dans la mesure du possible) destiné à rendre intelligibles les modes de pensée du passé qui nous échappent est le fondement du métier d’historien. Dom Alexis Presse n’ignorait pas qu’en matière de reliques médiévales  ̶ surtout après les avatars que celles-ci, en particulier, ont connus  ̶  l’authenticité est ce qu’il y a de moins assuré. « Du moins, confiait-il à un jeune prêtre, qui m’a fait part de sa surprise sur le moment, sommes nous assurés que ce sont des hommes ! ».
Le propos n’est pas aussi primesautier qu’il y paraît de prime abord. Il permet de comprendre la portée du culte médiéval des reliques et de battre en brèche l’idée reçue qui fait des saints les « successeurs des dieux » du paganisme sous un vernis de christianisme. Au contraire, irréductible à la vénération des héros et des demi-dieux du polythéisme, le pouvoir attribué aux «corps-saints» se fonde sur la foi chrétienne en la résurrection. Leur vertu thaumaturgique constitue à la fois le gage de la présence physique des saints ici-bas et l’assurance de leur intercession dans l’Au-delà, auprès de Dieu. Mais, bien évidemment, l’essor du culte des reliques a répondu, pratiquement, au Moyen Âge à la nécessité de faire face à des besoins terre à terre. Au fond, n’est-ce pas surtout parce qu’ils ont à disposition aujourd’hui d’autres techniques aussi efficaces pour combler ces demandes (médecines parallèles, pour la santé ; loteries et jeux à gratter, pour la chance ; sites de rencontre, pour l’affection, etc.) que les fidèles actuels (et leur clergé) tendent à se détacher de ces pratiques, voire à les dénoncer ?

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