mercredi 20 mars 2013

Un Dictionnaire des saints irlandais

par Pádraig Ó Riain.


Voici une version allégée (et dépourvue de son apparat critique) d’un article paru dans le numéro 119/2 (2012) des Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest.

Le monumental Dictionary of Irish Saints, Dublin, Four Courts Press, 2011 de Pádraig Ó Riain, aujourd’hui professeur émérite d’« Early & Medieval Irish » à l’University College de Cork (Irlande), fera date. Cet ouvrage couronne magistralement plusieurs décennies de recherches minutieuses et fécondes dans le champ de l’hagiographie celtique.

Les « coordonnées hagiographiques » : le rayonnement des saints irlandais

L’auteur a pris délibérément le parti d’exclure de son dictionnaire les saints irlandais émigrés sur le continent, mais dont le culte ne s’est pas développé dans leur île natale (comme Colomban de Luxeuil, alias de Bobbio). De ce fait, certains saints bretons donnés, à tort ou à raison, comme d’origine irlandaise n’apparaissent pas ici : le saint éponyme de Locronan, par exemple, à qui l’A. a consacré naguère une étude remarquable ne trouve pas place, parmi les neuf saints Ronan (dont le nom dérive de rón : « phoque ») vénérés en Irlande. Par contre, le culte de saint Sané, patron de Plousané [29], est évoqué ici dans la notice consacrée à saint Seanán de Scattery Island (C° de Clare) et d’Inishcarra (C° de Cork), dans la mesure où les leçons de bréviaire breton du XIVe-XVe siècle (et la Vie de saint Sané par Albert Le Grand) s’inspirent directement des sources irlandaises. Les entrées consacrées à saint Fursa (= Fursy) de Killursa (C° Galway), et à son frère Faolán (= Foilan) d’Aix-la-Chapelle (D) ne manquent pas, comme il se doit, de consacrer de précieux développements aux fondations irlandaises (VIIe siècle) de Lagny [77], de Péronne (Perona Scottorum) [80] ou de Fosses (B).
Dès 1951, Paul Grosjean soulignait les services que serait susceptible de rendre aux chercheurs un dictionnaire qui présenterait les « coordonnées hagiographiques » (dates de fête, lieux de culte, chronologie, généalogies, etc.) des saints irlandais. Ses propres travaux sur l’hagiographie celtique qui font toujours autorité désignaient cet éminent bollandiste pour une telle entreprise ; mais jusqu’à présent, ce vœu pieux était resté lettre morte. Les seuls instruments de travail de cet ordre disponibles demeuraient d’une part, les Acta sanctorum Hiberniae et les Trias Thaumaturga publiés en 1645 et 1647 à Louvain par le franciscain irlandais John Colgan et, d’autre part, les Lives of the Irish Saints éditées à l’orée du XXe siècle par le chanoine John O’Hanlon. Dans sa préface, Pádraig Ó Riain rend à ces deux auteurs un hommage mérité tout en remarquant judicieusement que ni l’un ni l’autre n’ont pu mener à terme la tâche qu’ils s’étaient assignée : John Colgan ne couvre que les trois premiers mois de l’année tandis que John O’Hanlon ne dépasse pas le mois d’octobre.
Cette préface datée de Cork, le jour de la fête (25 juillet) des saints Fionnbharr et Neasán (Féil Bhaire agus Neasán) souligne discrètement l’implication personnelle de l’auteur dans ses recherches puisque certaines sources du haut Moyen Âge font de Neasán le disciple de saint Finbarr à l’école fondée par celui-ci dans son ermitage de Gougane Barra, aux sources de la Lee river, le fleuve à l’embouchure duquel se situe la ville de Cork. Les publications de Pádraig Ó Riain sur saint Finbarr, le patron de cette cité, ont connu un certain retentissement de ce côté-ci de la Manche, notamment à l’occasion de la controverse entre ce chercheur et le grand celtisant Léon Fleuriot à propos du saint breton Winniau ( saint Uniac ?) qui n’est sans doute qu’un des nombreux avatars de saint Finnian (= Finbarr, Barrfhind, Barra/Barry, mais aussi, en Bretagne, Berven / Brevin).

Questions d’onomastique

C’est pourquoi l’auteur retient la forme « Finnian » (au lieu de l’irlandais classique Finnia) dans les notices du dictionnaire consacrées aux saints patrons de Clonard et de Moville qui pourraient concerner un seul et même personnage historique originaire de Grande Bretagne, comme l’implique la dénomination Vennianus auctor usitée par Colomban de Luxeuil dans une de ses lettres au pape Grégoire le Grand. Pour la même raison, c’est la forme anglicisée « Patrick » qui est adoptée ici dans la mesure où elle évoque, davantage que l’irlandais Pádraig, le nom latin Patricius porté par le célèbre missionnaire venu de l’île voisine à l’« appel des Irlandais ». Par ailleurs, Pádraig Ó Riain a bien conscience que le recours généralisé aux formes anthroponymiques de l’irlandais classique à la place de formes plus familières au grand public (Bréanainn pour Brendan ; Caoimhghin pour Kevin) risque de perturber les utilisateurs du dictionnaire (et à plus forte raison les lecteurs francophones). Ce parti-pris se justifie néanmoins dans le but de faciliter les recoupements avec l’Historical dictionnary of Gaelic placenames, en cours de réalisation à l’UC Cork dans le cadre du projet Locus qui adopte aussi cette orthographe classique.
Cette préoccupation illustre l’importance accordée par l’A. aux apports de la toponymie dans la recherche hagiographique. Il est bon, semble-t-il, de le souligner ici alors qu’en France, du moins, l’intérêt historique de la toponymie est parfois relativisé. En tout état de cause, les formes courantes de ces hagionymes en orthographe standardisée figurent à leur place dans l’ordre alphabétique avec renvoi à la notice correspondante. En outre, pour un meilleur confort de lecture, un Index of Alternate (mainly anglicised) names permet de s’y retrouver aisément : il ne viendrait pas forcément à l’idée de tout un chacun de rechercher « David » (Dobhí, Mobíu) sous le nom de Bíthe of Inch ou « Quintin » (Cowey) sous celui de Cobhthach Caol ! S’y ajoutent un Index of parishes et un index of other places qui renvoient l’un et l’autre aux notices des saints concernés. Le premier de ces deux index ne retient en effet que les civil parishes. Précisons qu’en Irlande ces dernières qui ont toujours un rôle administratif important évoquent les « paroisses primitives » de la Bretagne du haut Moyen Âge. Elles sont donc généralement plus étendues que les « paroisses catholiques » actuelles qui résultent de leur démembrement. A l’inverse, les paroisses anglicanes correspondent à des regroupements de territoires paroissiaux antérieurs faute de fidèles et de desservants ; seule l’Irlande du Nord fait exception.

Vies de saints et textes liturgiques

Le dictionnaire rassemble les notices de plus d’un millier de saints personnages dont le décès est antérieur au XIIIe siècle. On y rencontre donc des saints contemporains de la normalisation de l’Eglise irlandaise sous l’influence de la réforme dite « grégorienne », tels que saint Malachie (Maol Maodhóg), archevêque d’Armagh décédé en 1148 à Clairvaux [10] ou comme Laurence Ó Toole (Lorcán Ua Tuathail), abbé de Glendalough puis archevêque de Dublin, mort en 1180 à Eu [76], en Normandie, et canonisé en 1225. Par contre, on chercherait en vain dans ce dictionnaire des notices relatives aux saints postérieurs à l’introduction de la Réforme protestante en Irlande durant les XVIe-XVIIe siècles. En effet, le martyre qui a valu à ceux-ci d’être élevés sur les autels marque une solution de continuité dans les conceptions de la sainteté qui prévalaient en Irlande jusqu’à l’époque moderne : l’archevêque catholique d’Armagh, Oliver Plunkett, premier saint irlandais à être canonisé depuis sept siècles en 1975, par exemple, pour avoir été pendu et écartelé à Londres en 1681, à l’issue d’un jugement télécommandé par avance.
C’est pourquoi, dans la mesure du possible, chaque notice se conforme aux « coordonnées hagiographiques » énoncées au début du XXe siècle par le bollandiste Hippolyte Delehaye : lieux de sépulture et / ou de culte ; dates de fête (récapitulées commodément dans l’Index of Feastdays). Le plus fréquemment, les informations disponibles se limitent à celles-ci auxquelles s’ajoutent à l’occasion des indications sur la parenté du saint. La longue fréquentation par Pádraig Ó Riain de ce type de sources (calendriers liturgiques, martyrologes, annales, listes généalogiques, etc.) est garante de l’acribie avec laquelle ces informations ont été collectées par ce chercheur. Dans les cas les plus favorables, l’auteur a été en mesure de consacrer de plus amples développements à la généalogie du saint, à son action de son vivant et à ses relations avec d’autres saints. Il lui est aussi parfois possible d’apporter des précisions chronologiques et de suivre la diffusion d’un culte, la répartition des reliques et les miracles post mortem attribués au saint. En général (et cela n’est pas spécifique à l’hagiographie irlandaise), ces traditions sont postérieures de plusieurs siècles à la période d’existence présumée du saint. Elles sont donc à placer « sous le signe du conditionnel et de l’hypothétique ». Il va sans dire que leur historicité est sujette à caution et qu’elles sont à prendre au second degré avec les précautions qui s’imposent (d’où la fréquence de qualificatifs comme « reputed », « alleged », « supposed »).

La production hagiographique : essai de périodisation

Pádraig Ó Riain rappelle à juste titre dans son introduction qu’à l’exception notable des Vies des saints Patrice, Brigide et Columba d’Iona (= Colum Cille), la plupart des manuscrits qui ont transmis les sources mises à contribution ne sont pas antérieurs aux XIVe-XVe siècles comme on le verra bientôt. C’est ainsi que le célèbre Martyrologe versifié composé à Tallaght par Oengus le Culdée vers 830 n’est accessible que par l’intermédiaire de copies interpolées et enjolivées à partir du XVe siècle qui s’appuyaient elles même sur une version largement glosée et assortie de commentaires en prose au milieu du XIIe siècle dans l’orbite d’Armagh. Cet exemple n’est pas isolé ; c’est aussi le cas de la majorité des Vies de saints. Paradoxalement, ces copies réalisées dans l’ambiance de la Renaissance n’avaient plus grand rapport avec la destination liturgique originelle de ces textes. Elles étaient commanditées par de riches collectionneurs laïques ou ecclésiastiques qui souhaitaient détenir dans leur bibliothèque des ouvrages réputés pour leur haute antiquité. Il est bien entendu indispensable de prendre cette donnée en compte dans l’analyse d’une telle documentation.
En Irlande comme en Bretagne, en Grande-Bretagne mais aussi ailleurs, les phases de production hagiographique correspondent à d’importantes mutations dans la vie religieuse médiévale. Certes, l’hypothèse de la déperdition de certains documents ne doit pas être systématiquement écartée ; mais, en tout état de cause, cette éventualité s’inscrirait dans un contexte historique qui vaudrait aussi d’être étudié (situation politico-militaire particulièrement troublée ? facteurs économiques rendant compte de négligences dans la conservation des manuscrits). Dans l’état où il nous est parvenu, ce corpus permet à l’auteur de proposer les grandes lignes d’une périodisation. Seuls les saints les plus importants ont bénéficié de la rédaction de Vitae latines, ou de Bethada irlandaises qui reflètent les intérêts spirituels et matériels des principaux établissements placés sous leur patronage.
Dès la seconde moitié du VIIe siècle sont composée deux Vies latines de saint Patrice (par Muirchú, puis par Tírechán), une Vita de sainte Brigitte de Kildare (par Cogitosus ; vers 675), et une Vita de saint Columba par Adomnán, son lointain successeur à la tête du monastère insulaire d’Iona, sur la côte occidentale de l’Ecosse. Comme Patrice était d’origine bretonne et que Brigitte est peut-être l’incarnation d’une divinité celtique, Columba, apparenté aux Cenél Conaill (Ceinéal Conaill) du Donegal, doit être considéré d’après Pádraig Ó Riain comme le premier saint irlandais de souche, ce qui explique, entre autres, la large diffusion de son culte dans les îles britanniques comme sur le continent.
Pádraig Ó Riain discute l’attribution à la période suivante d’une dizaine Vitae de saint locaux, principalement des Midlands (connues des spécialistes sous l’appellation de « groupe O’Donohue » ) qui lui semblent plus tardives. Il ne retient donc pour les VIIIe-IXe siècles que la composition de Bethada en irlandais ancien, peut-être en conséquence du rayonnement spirituel du mouvement culdée. Ce sont cependant des principales « fédérations monastiques » (parochiae) qu’émanent les Vies de Brigitte (à Kildare) d’Adomnán (à Kells qui a dès lors supplanté Iona à la tête de la parochia de saint Columba / Colum Cille) et de Patrice (à Armagh). Dans les premières années du IXe siècle, en effet, les Libri Patricii compilés à Armagh juxtaposent les propres écrits de Patrice (Confessio ; Epistula) et les anciennes Vitae de celui-ci. L’extension de l’influence des abbés d’Armagh (comarba, c'est-à-dire « héritiers » de saint Patrice, issus d’une même dynastie) aux dépens de leurs rivaux dans la partie méridionale de l’île entraine l’adjonction à ce recueil au milieu du IXe siècle des Additamenta et des Notulae qui font office de prototype de la « Vie Tripartite » du saint patron de ce siège. La prééminence revendiquée par Armagh sur tous les monastères et toutes « les églises libres des provinces de l’île » se répercute dans des récits qui exportent dorénavant jusqu’en Leinster et en Munster l’action missionnaire de saint Patrice aux dépens de saints locaux, qualifiés de « pré-patriciens » par certains historiens.
Une nouvelle phase de production hagiographique intervient pendant le demi-siècle qui suit la colonisation anglo-normande (1169). Comme quelques décennies auparavant au Pays de Galles  ̶ et, à un moindre degré, en Bretagne  ̶ le contexte politico-religieux donne lieu à une intense activité de réécriture afin de recycler les traditions relatives aux saints locaux en les adaptant aux nouvelles normes liturgiques et littéraires et aux bouleversements institutionnels de l’Eglise irlandaise. C’est au cours du XIIe siècle, par exemple, (peut-être à la suite de l’érection de Tuam en archevêché concurrent d’Armagh ?) que saint Dobheóg (Beot[i]us en latin, parfois donné comme l’un des enfants de Brychan, éponyme du Brycheiniog au Pays de Galles) est déniché de l’île du Lough Derg (C° Donegal) sur laquelle il était vénéré pour laisser place au « Purgatoire de saint Patrice », contrôlé par les chanoines augustiniens de Saint-Pierre et Saint-Paul d’Armagh depuis 1140 environ. La plupart des Vies de saints parvenues jusqu’à nous datent de cette époque et il faut ensuite attendre la fin du XIVe siècle pour que soient réunies de nouvelles collections hagiographiques qui donnent lieu à des réécritures ou à la rédaction de nouvelles versions en langue vernaculaire.

Histoires de familles et traditions folkloriques : Un « Who’s who » médiéval ?

Compilées généralement à partir du XIIe siècle, on a pu écrire que les généalogies irlandaises représentaient « the greatest national genealogical collection in the world ». Elles sont du moins plus nombreuses que l’ensemble de celles qui subsistent dans le reste de l’Occident médiéval. Le Bollandiste Paul Grosjean leur attribuait pour l’Irlande autant de poids que les deux coordonnées hagiographiques (date et lieu de décès) définies par Hippolyte Delehaye.
Pádraig Ó Riain accorde donc aux versions successives de cette documentation l’attention qu’elles méritent. Celles-ci paraissent remonter à un manuscrit du début du XIe siècle connu sous le nom de Saltair Chaisil (« Psautier de Cashel ») et perdu depuis longtemps. Ce Who’s who médiéval avant la lettre a continué d’être tenu à jour jusqu’au milieu du XVIIe siècle lorsque les frères O’Clery (Ó Cléirigh) et leurs collaborateurs ont compilé ce matériel. Les Genealogiae regum et sanctorum Hiberniae publiées par les Four Masters donnent ainsi la prééminence aux saints patrons des Cenél Conaill de Donegal. Il est donc évident que l’historicité de ces sources porte moins sur les saints en personne que sur les familles qui contrôlaient leur culte localement. Les généalogistes ne se privaient donc pas de manipuler les données à leur disposition dans l’intérêt de leurs commanditaires. C’est pourquoi, il n’y a pas lieu d’être surpris si la diffusion du culte de saint Finnian a valu à celui-ci de bénéficier d’au moins six généalogies différentes. Moins célèbre, Caimín d’Inishcaltra (= Holy Island, sur le Lough Derg, C° Galway) dispose pourtant de trois généalogies distinctes qui l’associent soit aux Uí Cheinsealaigh de Leinster, soit aux Ciarraighe de Munster, soit aux Uí Bhriúin de Connaught. Evidemment, ces divergences traduisent les rivalités entre les églises associées à ce saint et les conflits d’intérêts entre les puissantes familles impliquées dans son culte.
C’est le lieu de souligner l’attention que porte Pádraig Ó Riain aux traditions folkloriques et la méthode rigoureuse avec laquelle il met celles-ci en œuvre. Dans le champ des sciences humaines et sociales, en France du moins, la pluridisciplinarité voire l’interdisciplinarité sont fréquemment mises en exergue ; mais c’est le plus souvent, au mieux, un vœu pieux (qui tourne parfois à l’incantation) quand, au pire, cette démarche n’est pas bridée par les institutions. Les historiens médiévistes, en particulier, ont tôt fait de remettre en cause les données mises au jour notamment par les folkloristes quand elles ne concordent pas avec leurs propres déductions, sous prétexte qu’elles sont « hypothétiques, indémontrables, et somme toute gratuites ». Autrement dit, les données que manipulent les hagiographes reflètent-elles la remarkable tenacity of Irish folk memory ou fondent-elles ces traditions orales?
C’est pourquoi, je souscrivs aux mises en garde d’un article antérieur de Pádraig Ó Riain qui traite précisément de l’« indissociability of history and literature » dans les sources médiévales irlandaises. Si un consensus ne parvient pas à s’établir entre chercheurs sur cette « oral-literary question », n’est-ce pas, en partie du moins, « because literature has been so much studied at the expense of history » ? On pourrait multiplier les exemples en parcourant le dictionnaire, grâce à un dépouillement minutieux des inventaires archéologiques et des publications d’histoire locale auquel a procédé l’auteur. Il suffira sans doute ici de mettre l’accent sur les collectages effectués dans la première moitié du XIXe siècle à l’occasion des enquêtes de terrain de l’Ordnance Survey en vue de cartographier tout le territoire irlandais (6 pouces pour un mile). Celles-ci ont permis de rassembler une documentation considérable sur les paysages, la topographie, les monuments, la population, l’économie, la société, ainsi que, pour ce qui nous concerne, sur les traditions religieuses et les cultes locaux. Un lettre de John O’Donovan, l’un de ces enquêteurs, fait honneur à son esprit critique (qui devait cependant sentir le souffre lorsqu’elle fut écrite en 1838) :
 […] I believe them to be the productions of an ulterior age and therefore rather to be considered as the fabricated stories of ignorant bards and ecclesiastics, than containing the sentiments of the original teachers of the Christianity in Ireland… Fabrications of the middle ages when the ecclesiastics made use of the lowest and basest cunning to terrify the chief to obedience and make them render its due support.
Ce point de vue éclairé ne l’empêche pas de reprocher au clergé de son temps d’être trop influencé par le protestantisme (inclining very much to protestant notion) au risque de dénicher les « ould saints » locaux. On dirait que John Ó Donovan aurait préféré que l’Eglise catholique reporte ses réformes religieuses après son passage sur place.


Gougane Barra, ermitage de saint Finbar.


Pour conclure : Les saints, « successeurs des dieux » ?
Abán, Aodh, Brighid, Gobnaid et une bonne vingtaine d’autres saints, figurent aussi sous l’entrée « Pre-christian / Pagan » de cet Index of subjects… En 1907, sous le titre Les saints successeurs des dieux, une célèbre étude du folkloriste Pierre Saintyves développait la thèse selon le culte des saints dans le christianisme se serait directement substitué aux dieux et héros des religions de l’Antiquité. The enduring tradition : tel est le sous-titre d’un manuel d’histoire de l’Irlande rédigé par Michael Richter à qui l’on doit aussi une remarquable étude sur la tradition orale dans la « Typologie des sources du Moyen Âge occidental ».
Dans cette optique, une remarque s’impose, à notre avis. Faut-il conclure que ces saints irlandais sont des divinités antérieures au christianisme restées vivantes dans la tradition populaire, comme le laissent à penser les nombreux indices retenus plus haut ? On avance parfois que le mot irlandais naomh qui signifie « saint » dérive (sereinement), du terme celtique nemeton qui s’applique à un « sanctuaire » païen. L’argument est recevable, à condition toutefois de rappeler que sanctus a connu la même évolution en latin ecclésiastique ! « Chrétiens de noms, païens en fait » écrivait perfidement saint Bernard à propos des irlandais de son temps dans la Vita (1149-1151) de saint Malachie. L’abbé de Clairvaux se montrait ainsi moins charitable (ou moins fin pédagogue ?) que Grégoire le Grand, dans les consignes pour la conversion des Anglo-Saxons que, cinq siècles et demi plus tôt, le saint pape chargeait Mellitus (†624), futur évêque de Londres, de transmettre à Augustin de Cantorbéry auprès de qui il a été envoyé en renfort :
« Dis à Augustin ce qu’après de longues hésitations nous avons décidé […] Aux fêtes chrétiennes, organisez des cabanes de branchages, des rassemblements et sacrifiez des bœufs qu’on mangera à la gloire de Dieu. Il est impossible de procéder à une extirpation totale des habitudes dans des âmes encore rudes. Par cette raison que celui qui veut gravir un lieu très élevé y parvient pas à pas et non par bonds. »
Il est incontestable que des pans entiers de la mythologie pré-chrétienne ont été recyclés avec ferveur dans les légendes de saints du haut Moyen Âge dont l’historicité est de ce fait sujette à caution. Il est donc légitime, comme le font (parfois avec brio) les comparatistes de déchiffrer le « palimpseste hagiographique » aux fins de restitution des mythes originels réduits à des « superstitions ». En tout état de cause, c’est bien en tant que saints chrétiens que ces personnages historico-légendaires sont vénérés par les fidèles. Ne convient-il pas au contraire d’envisager l’hypothèse selon laquelle ce serait précisément dans la mesure où les mythes étaient désamorcés que les clercs pouvaient se permettre de les manipuler ? Ils seraient ainsi en mesure d’articuler ces traditions à nouveaux frais pour constituer un « tout structuré et actif » associant les exigences de l’Eglise médiévale avec des représentations collectives largement partagées «qui interprétaient le monde et l’homme depuis toujours». «Paganisme christianisé» ou «christianisme folklorisé» ? Ce sont là deux approches distinctes, mais complémentaires qui se rencontrent sur le champ de l’anthropologie culturelle du Moyen Age.



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