dimanche 14 avril 2013

Sexe et genre : « hommasse » ou « homesse » ?

La Commission générale de terminologie,

la « libération des femmes » et la « féminisation des titres »

au Moyen Âge ?


Par décret du 3 juillet 1996, le gouvernement a confié à la « Commission générale de terminologie et de néologie » la mission de choisir les termes à utiliser pour exprimer des notions et réalités nouvelles. Aux termes des articles 1 et 8 de ce décret, celle-ci a également une compétence générale en matière de langue française. Ainsi, en octobre 1998, la Commission générale a été amenée à rédiger à la demande du premier ministre un « Rapport sur la féminisation des noms de métier, titre ou grade ». Voici un florilège coupé-collé de ce document :

« Les exemples historiques présentés comme preuve d’un usage moins figé ou moins rigide ne manquent pas » […] « Le vocabulaire des métiers offre également, au XIXe siècle, de nombreux exemples de termes féminisés (chambrière, lavandière, lingère). » […] « Dans son édition 1932-1935, le Dictionnaire de l’Académie française introduisait artisane, attachée, auditrice, aviatrice, avocate, bûcheronne, candidate, électrice, employée, factrice, pharmacienne et postière.» […]
« Tout devrait être permis quand on entreprend d’ajuster la langue à l’idéologie, même la transgression des règles de l’accord» […] « Cette permissivité a entrepris de se trouver une caution historique qui se prévaut d'une tradition disparue. » […] « La féminisation, autrefois aisée, serait désormais empêchée par des blocages sociologiques bien davantage que par des contraintes linguistiques. Il suffirait ainsi de refaire à présent ce qui se pratiquait couramment hier […] « Le Moyen Âge a pratiqué la féminisation de certaines dénominations (inventeure, chirurgienne, commandante), le plus souvent par l’intermédiaire du suffixe -esse (mairesse, chanteresse, venderesse, abbesse, chanoinesse, diaconesse, papesse, prêtresse). »
« L'argument est surprenant, en conclut la Commission, car il postule que la créativité du vocabulaire est un signe de la libération des femmes et, par voie de conséquence, que la condition de ces dernières au Moyen Âge était plus enviable qu'aujourd'hui. »
Et voilà, une fois de plus, le Moyen Âge sur la sellette. La Commission ne pose pas la question de la condition des « chambrières, lavandières, lingères » au XIXe siècle quand le fantasme de la soubrette battait son plein. Etonnant, non ?  Versons au dossier des relations entre terminologie et condition de la femme au Moyen Âge la notification d’un acte transcrit le « jeudi apres la feste de Pentecoste, lan mil trois cent quarante » portant accord entre l'abbaye de Boquen et Jeanne, veuve de Pierre Flourie, de Sévignac, accusée de crimes, et pour ce arrêtée par la juridiction de Boquen et détenue dans les prisons de la même juridiction :
« Sachent tous, que comme par la cour de religieux homes et honestes labbe et couvent du moustier Nostre Dame de Bosquian du dioceze de Saint Brieuc, de Iordre de Cisteaux, fut prise, et arrestee, et detenue en prison Johanne degrepie Pierre Flourie, de la paroisse de Sevignac homesse et estagere de ceux religieux pour plusiours malefices et autres forfaits touchant arrest, dont laditte cour la poursuivait afin destre dedommagée sur les biens et herittages de celle Johanne jusqua lestimation de cent livres et deplus, que les domages desdits religieux de celle poursuitte se montoient endrez le. Et pourceque celle Johanne nestoit puissante de paier present laditte somme, et de lour faire dedommagement, a sçavoir est, que par nostre cour de Rennes en droit personnellement establie laditte Johanne, le hors mis, et delivrée de tout lour arrest et prison de son bon gre, et de sa pure volonté fist paix, et accordance o lesdits religieux en la manière qui en suit […] (J. Geslin de Bourgogne, Anciens évêchés de Bretagne, vol. 3, p. 301).


Sévignac: chapelle Saint-Cado.

A propos des domaines fonciers patiemment réunis tout au long du XIIIe siècle par l’abbaye de Boquen autour de sa grange de Saint-Cado en Sévignac, on pourra consulter l’étude d’André Dufief, Les Cisterciens en Bretagne, XIIe-XIIIe siècles, PUR, Rennes, 1997, .p. 176 et sq. Par contre, pour rester dans le sujet de cette note, contentons-nous ici d’éplucher le vocabulaire fleuri du document en consultant le Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle de Frédéric Godefroy, Paris, 1881 ainsi que le portail du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRS).
« degrepie » est une forme dialectale, par métathèse, de « déguerpie » au sens de « veuve ». Dans ses Mémoires, François-René de Chateaubriant s’en fait encore l’écho : « Mieux vaut déguerpir de la vie quand on est jeune, que d'en être chassé par le temps ».
« estagere », est à prendre ici au sens d’« habitante domiciliée en un lieu ». La traduction française (XIIIe siècle) de l’Histoire de Guillaume de Tyr donne « avoit laissié l'estage de la cité », là où l’original latin porte « Illius dimissa habitatione ». Un acte de 1399 de l’abbaye de La Couture au Mans mentionne « les gens subgiz et estagiers desdiz religious ». 
« homesse » signifie « vassale » selon Godefroy qui ne cite d’ailleurs que ce document comme référence. Toutefois, il ajoute que le terme figure dans le Dictionarie of the French and English Tongues par Randle Cotgrave (1611), avec l’acception péjorative de « virago : a manly or stout woman » (autant dire « hommasse » !).

En fait, le suffixe -esse n’est plus productif aujourd’hui pour marquer le féminin. Il remonte au latin ecclésiastique -issa, afin de former surtout des noms de dignités : abbatissa (« abbesse »), diaconissa, (« diaconesse »), etc. On l'a étendu à des noms sans féminin étymologique comme comte, duc, prince : « comtesse », « duchesse », « princesse ». Cette terminaison implique que la femme porte le même titre que la personne de sexe masculin exerçant la même fonction : « chanoinesse », « dogaresse », « hôtesse », « papesse », « prophétesse », etc. Plus exceptionnellement, elle s’applique à l'épouse du titulaire de la fonction. Ainsi, le mot mairesse est attesté depuis le XIIe siècle, mais, jusqu’en 1990, il s’agit de la « femme du maire ». C’est à cette date seulement que les dictionnaires font rentrer l’acception de « femme-maire ». Une femme ministre se fait appeler « Madame le Ministre » (ou « Madame la Ministre », le nom étant « potentiellement » épicène). La ministresse, est l’« épouse de ministre » (ou la « femme d'un ministre protestant »). Toutefois, ce nom de ministresse  se relève déjà au Moyen Âge au sens de «servante» (vers 1380).
 Pour en revenir à « homesse », à toutes fins utiles, la Commission générale de terminologie rappelle, qu’ « homme » s'applique à tous les individus de l'espèce humaine. Il est vrai, cependant, que ce terme désigne à la fois l'ensemble des êtres humains, et les êtres de sexe masculin qui composent une partie de l'humanité L'expression « un homme sur deux est une femme » joue de cette ambiguïté (par ex. dans le présent texte, les « religieux homes et honestes »).
Si les substantifs désignant les fonctions occupées par les hommes depuis plus longtemps que les femmes sont en général au masculin en français (correspondant d’ailleurs le plus souvent à des officia, neutres en latin), c'est parce qu'ils visent non les individus qui les occupent, mais le rôle social de ceux-ci, indépendamment de leur sexe.
Il est même possible, comme le suggère le rapport de la Commission, que « la promotion féminine à ces fonctions a été facilitée par la grammaire française au moment même où elle était contrariée dans la réalité par des préjugés sociaux qui n'avaient rien de grammatical ». L’emploi du terme « homesse » dans cet acte du XIVe siècle pour indiquer le statut de « vassale » de la veuve de Pierre Flourie constituerait ainsi une savoureuse illustration de ce paradoxe.
 

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